EXCEDENT DE POIDS, Insignifiant Amorphe
Création du Théâtre de l’Acte :
EXCEDENT DE POIDS, insignifiant amorphe
- Mise en scène : Michel Mathieu
- Avec :
Natalie Artois
Séverine Astel
Hassan Ayoud Tess
Andrée Benchétrit
Pascale Karamazov
Jean-Yves Michaux
Nicolas Réveillard
Quentin Siesling
Cara Fiedrich
- Public : adultes
- Durée : environ 2h15, entracte de 15mn
- Co-productions : Théâtre Garonne, Théâtre de la Digue
Si l’action outrepasse complètement le réalisme, partant néanmoins d’un lieu tout à fait banal, le bistrot, la langue suit le même chemin à tel point que l’acte essentiel qui sous tend chaque instant de la pièce, pourrait être l’acte du dire, la traque maladroite de tous ces personnages pour se nommer, se parler. C’est à l’intérieur de la langue que Schwab introduit la tension dramatique. Il éprouve du reste en introduction à chacune de ses pièces le besoin de la définir. En exergue ici : La langue
Ce qui devrait ressortir en particulier, c’est le chemin plus ou moins confortable que parcourt celui qui parle, en s’adressant à un objet. Celui qui parle et ce dont il parle se confondent alors plus que clairement et paraissent grâce à cela « impurs ». La saleté résultant de cela appartient à elle-même et produit de la clarté, mais pas de compréhension, voilà ce qu’espère l’auteur.
La langue, entrechoc de jargons publicitaires, bureaucratiques ou pseudo-philosophiques ( dans le cas de Jürgen – éternel étudiant), matinée de termes enfantins, obscènes et d’expressions journalistiques, procède par sauts, contractions de termes, déformations hybrides, invention de mots composés, redondances…
Cette langue est paradoxale parce que, d’un côté, par son boitement constant elle dénonce le vide dans lequel surnagent les protagonistes, et de l’autre, à partir de ses propres défaillances, elle oblige ces mêmes protagonistes à réinventer cahin-caha, une clarté, qui finit par ses trous mêmes, comme par ses doubles sens, à en dire davantage, et d’une façon peut-être plus incisive que ne l’aurait fait « l’expression correcte ».
Cette infirmité « langagière », on le sait, est un signe des temps : la langue s’appauvrit et se fige à la fois dans les jargons médiatiques. À ce titre on pourrait tirer argument de son emploi pour ranger son auteur dans la catégorie des nouveaux réalistes…On peut trouver sans doute dans bien des bistrots des gens qui trébuchent sur la syntaxe et le vocabulaire… Si ce n’est que chez Schwab la langue est l’objet d’un bricolage, d’un remontage inédit, ( casse tête pour les traducteurs qui à partir de l’allemand pénétré par le patois de Grasz – ont dû réinventer en français cette mixture diabolique). Un remodelage qui finit par ressusciter, à travers les métaphores et les détours apparents, son étrangeté première à la pensée. Le réalisme est ici trompeur. Et c’est là sans doute que s ‘ouvre le débat sur l’interprétation et la mise en scène de Schwab.
Comment monter Schwab ? Apparemment, car nous ne prétendons pas connaître toutes les mises en scène de ses pièces, la tendance générale a été de présenter la dramaturgie de l’auteur dans un sens réaliste. Ainsi la compagnie néerlandaise De Trust, dont le metteur en scène Theu Boernans, s’exprime dans un numéro d’Alternatives Théâtrales consacré à Schwab, après avoir souligné le rattachement de l’auteur à la tradition du théâtre populaire autrichien :
« Chez Schwab, il faut des personnages véridiques. On doit s’identifier à eux, il faut les jouer avec beaucoup de nuances. », et plus loin : « Le pire qu’on puisse faire avec des auteurs comme Schwab est de leur couper les ailes en rendant leur écriture esthétique, en faisant du « design ». son théâtre veut sortir du théâtre, sortir de la langue, se frayer un chemin pour entrer dans le réel. »
Les créations de Michel Dezoteux apparemment tendaient dans le même sens. Quant à Schwab lui-même, metteur en scène de ses œuvres, d’après F.M. Einheit compositeur du groupe « Die Einstürzende Neubauten », il dirigeait ses comédiens un peu comme dans une pièce de boulevard – il considérait du reste son théâtre comme essentiellement drôle – ce qui ne l’a pas empêché d’introduire dans « Pornogèographies » une partie musicale concrète non illustrative, avec marteau-piqueur et bris de briques….
Il nous semble que remettre la parole au centre ne signifie pas – bien au contraire – revenir au naturalisme. On peut être tenté par le réalisme des personnages en pariant sur la distorsion qu’il y aura et entre un théâtre représentatif et une parole reconstruite – hors norme, mais cet effet doit s’épuiser assez vite. Nous pensons que Schwab appartient à un renouveau de l’expressionnisme allemand, et qu’à ce titre l’excès de la langue doit contaminer le reste ; non pour aller vers le « design », on est dans un univers sale et chaotique, mais dans un choc où l’effort de parole est porté par une alchimie générale, mouvement, sons, couleurs qui déborde largement le cadre initial de l’anecdote. Un geste comme celui de Bacon qui tire la figure, l’écartèle ou la rabat sur elle-même…
Il y a « cène », il y a rituel, si ce théâtre est grotesque, il l’est à la manière de Jarry…Partant d’une situation réaliste nous voulons créer le socle du langage hors du cadre étroit du réalisme, faire sentir dans la corporalité, le mouvement interne qui fait accoucher les mots, et ainsi transcender la psychologie pour arriver à une sorte de physique élémentaire.
C’est pourquoi nous avons songé à utiliser le masque ou plutôt des têtes de carton, moulées sur le visage des acteurs, démontables par éléments. Au premier acte, les monstres sont les habitués, ce sont ceux qui porteront les têtes.
Au second acte, après le meurtre et la dévoration, les personnages du bistrot sont têtes nues, au troisième acte ce serait le couple élégant qui aurait des têtes de carton.
Le travail devrait vérifier cette hypothèse …un chemin qui en tous cas devrait nous disposer à entendre dans son étrangeté la langue de Schwab .
Quant aux éléments du décor, ils seraient traités comme Schwab traite la langue. Un assemblage à la Kurt Schwitters. Mais on évitera la surcharge ; les objets ne seront là que comme signes indispensables, pour permettre au regard de se concentrer sur l’essentiel : la profération de l’œuvre.
La difficulté est évidemment de se tenir dans une position qui tout en portant la cène à son niveau le plus puissant, à la fois symbolique et existentiel, ne se coupe pas de ses « bases chaudes » et viscérales. C’est là tout le pari. Bacon l’a réussi en peinture, Schwab dans sa langue, c’est le défi de la mise en scène, c’est le défi de l’interprétation, là commence et finit le travail.
La pièce est un éclat de rire, d’un rire noir à la Swift ou plus près de nous à la Kubrick – celui « d’orange mécanique » – mais elle est surtout, depuis l’entrée – et la sortie – du parti d’Haider dans le gouvernement d’Autriche, et la présence de Le Pen au second tour des présidentielles françaises, une sorte d’apologue sur ce qu’il est convenu d’appeler les gens d’en bas, là où l’extrême droite trouve son électorat, du moins sa frange « populaire »… C’est une sorte de fascisme à l’état pulsionnel qui se manifeste ici dans la volonté de destruction du groupe, envers l’image de la réussite (jeunesse, beauté, luxe), destruction comme une sorte d’assimilation impuissante. Cette tendance est le plus clairement manifestée par le personnage de Porcelet – fervent défenseur du pain et de la tradition, et pédophile de surcroît …mais elle ne se limite pas à lui, puisque le groupe rassemble tout un panel de figures et de positions autour de la patronne du bar : prolo macho, étudiant humaniste, professeur, femme au foyer.
Il y a cène, repas. Schwab a l’intuition de résoudre autour d’une table ce qui justement constitue le deuil d’une population tentée par l’extrême droite : la communauté. La pulvérisation de la communauté semble une des causes fondamentales de toutes les crispations identitaires et xénophobes…Et qu’est-ce qui constitue le plus directement, charnellement la communauté, sinon le repas, la table ? Ainsi ce groupe d’habitués du bistrot réinstaure rituellement le lieu élémentaire de sa constitution, qui transcende en les reliant chacun des individus : un repas, qui est aussi un meurtre. Au cours de ce festin transgressif, ce que nous nommerons en extrapolant, la masse, va consommer au sens propre les modèles que lui compose cette même société de consommation, accomplissant dans le même mouvement sa régression, dans la barbarie la plus totale. On pourrait se croire dans une mise en œuvre poétique des théories de René Girard sur l’origine du sacré, si le regard de Schwab n’était avant tout satirique et bouffon.
Y aurait-il là une diatribe élitiste contre la démocratie ? Certes l’auteur se livre à une critique acerbe de la masse comme rouleau compresseur de l’individu, l’entonnoir vers un dénominateur commun, la bestialité …Sauf que ceux du dessus du panier sont encore plus violents par leur assurance de privilégiés ; L’humanité même déréglée est du côté des cannibales, et après le festin les convives retrouvent leurs propres individualités, la masse ainsi se délite.
L’occasion est donnée par Herta, la seule qui n’a pas participé au massacre et qui se pose en Sainte Vierge – parce que « on m’a tellement fécondée jusqu’au bout que je n’appartiens à personne… » et qui invite chacun à un rite purificateur en lui léchant les pieds.
Écrite en 1992, avant les grands succès électoraux des droites radicales et de l’extrême droite en Europe, cette pièce est une alerte sarcastique – mais non sans tendresse pour ceux qui en sont les victimes – sur l’impasse d’une société où « l’idéal consommateur »est le seul horizon qui reste. La pédophilie de Porcelet est là aussi révélatrice et prémonitoire d’une tendance souterraine du corps social en perte d’un projet le tirant au-dessus de lui, réduit dès alors à dévorer sa propre image. On se rabat ainsi sur les nostalgies de sa propre enfance. L’assomption de l’enfant – dans sa bulle surprotégée – comme son esclavage dans son usage sexuel, ne sont que les deux faces d’un même moment sociétal où, signe des plus révélateurs, le parricide comme crime majeur a cédé la place à l’infanticide…C’est parce que, en notre fort intérieur, nous désespérons des adultes que nous sommes, que nous sanctifions l’enfant et en faisons tour à tour une icône et une victime.
En exergue de sa pièce, ou en guise de sous-titre Werner Schwab pose ces deux mots : une cène européenne… Cène il y a puisque comme dans l’épisode de l’évangile se consomme un sacrifice, mais ici il n’y a pas de sauveur qui s’offre à l’humanité, il y a une humanité, à tous égards estropiée et réduite au ressassement de sa survie, qui, dans un mélange de haine et de désir pour un jeune couple élégant- icône moderne de toutes les séductions- finit par l’étriper et le dévorer.
Cène donc mais inversée, européenne parce qu’emblématique, elle prétend délivrer comme une anatomie de l’état actuel de la santé continentale, délabrement des rapports humains, naufrage de la pensée réduite à des balbutiements de lieux communs jusque dans la syntaxe ou le vocabulaire… la parole même trébuche.
Le sens de la fable serait simple si on s’arrêtait là, mais un troisième acte nous ramène en arrière avant le massacre et donne un tout autre éclairage à l’action, le couple idéal révèle ici son vrai visage et la distinction apparente du premier acte entre le groupe et lui s’estompe. On entend alors leur entretien – jusque-là leur présence avait été muette – qui affiche une supériorité clinquante de nouveau riche, une vulgarité qui ne doute, sans l’ombre de la moindre culpabilité. À l’inverse les cannibales du premier acte nous apparaissent alors comme les vrais perdants…. Opprimés de toujours… ils n’auront jamais dévoré que leurs fantasmes, et l’estomac plein resteront à jamais avec leur faim inassouvie.
Cette construction en chiasme est comme une fable qu’on peut lire dans les deux sens. Elle ne peut se résoudre en un seul message.